[mise à jour : 09/11/2009]
Il faut tirer sur la morale.
Friedrich Nietzsche,
cité en exergue de Le sang nouveau est arrivé. L’horreur SDF, de Patrick Declerck
Au nom de l’art vous pouvez faire quelque chose que vous ne pouvez pas faire en politique.
Plutôt que de pousser des cris d’indignation, il vaut bien mieux utiliser
le tabou de l’art pour rendre les choses possibles.
Jochen Gerz,
artiste, à propos de son travail avec des SDF
Comme à des enfants,
on dit non aux sans-abri,
soi-disant pour les responsabiliser.
Mais c’est le contraire qu’il faudrait faire : dire oui à tout !
Luc Monti,
directeur d’un centre d’hébergement d’urgence
Éviter les deux écueils
de la normopathie (« il faut qu’ils veuillent être comme nous »)
et de l’assistanat vétérinaire (« ils ont avant tout besoin de manger et de s’abriter ») :
l’exercice est difficile…
Véronique Mougin, Les SDF, p.97
C’est cette permission accordée à l’autre de continuer à exister au long cours dans ses dysfonctionnements bizarres,
ainsi que la tolérance accordée aux bénéfices primaires et secondaires qu’il en retire, qui fait de la fonction asilaire
la réponse sociale adéquate à la grande désocialisation. La fonction asilaire n’est rien moins, in fine,
que l’acceptation
sociétale des clochards tels qu’ils sont, aberrations comprises […] sans contrepartie
et sans espoir de devenir un jour
autres que ce qu’ils sont. […] L’enjeu, ici, n’est rien moins que celui
d’une redéfinition du contrat social et de
la suspension du désir (et du besoin) de la société à vouloir normaliser ses membres.
Patrick Declerck, Les Naufragés, pp.362-363
Si on s’en sort, c’est parce qu’on se bouge évidemment,
mais c’est aussi parce des gens nous font confiance.
Le regard des autres est fondamental.
Les inclus ont peur d’aller vers nous,
ils ne veulent pas nous voir.
Si l'on exclut
de l’entreprise et du débat les SDF
(s'ils existent!)
qui refusent consciencieusement de (ré)intégrer le « système »,
si l'on rappelle
que les membres de toute « population » constitutive du tissu social
(fût-il décousu, rapiécé, râpé ou totalement effiloché)
marquent leur inscription dans le « système »
par l’identification et la défense
de leurs « intérêts corporatistes »,
et
si l’on admet
que les SDF constituent une « population » reconnaissable, entre autres,
à la part importante prise en moyenne par l’alcool
dans les dépenses courantes de ses membres,
il suit
qu’une manifestation de SDF réclamant une baisse du prix de l’alcool
s’inscrit parfaitement dans la logique du « système »
dont on leur reproche (variante : on les plaint) d’avoir décroché
et qu’on espère les voir (variante : les aide à) (ré)intégrer.
Au cœur du projet, il y a donc
la volonté / le pari / la nécessité de
revoir à la hausse
le statut des SDF classiquement défini par la négative :
ne pourraient-ils pas aussi être des acteurs de leur propre émancipation,
qui s’emparent de l’espace public pour faire valoir leurs revendications ?
L’objectif de (ré)insertion ne peut-il être pensé qu’en termes socio-économiques,
c’est-à-dire d’accession (illusoire le plus souvent) à un travail ?
La lutte contre les inégalités sociales ne passe-t-elle pas aussi par un combat
contre la
société du mépris et de l'humiliation,
contre la tyrannie de la performance obligée et de l’autonomie obligatoire,
contre l'idéologie du mérite et de la faute,
contre la fabrication de la honte et de la culpabilité ?
Faire l’objet d’aide sociale et être sujet politique,
est-ce incompatible ?
Peut-on bénéficier d’« aide » et prétendre au « superflu » ?
L’état de besoin extrême rend-il indécent, ou inepte, ou coupable, l’état de désir ?
User de son droit à l’assistance diminue-t-il son droit à la parole ?
Et une manifestation est toujours une prise de parole
et la parole des SDF est cela même
qu’un paternalisme radical à leur endroit risque toujours inconsciemment de confisquer.
Au cœur du projet, il y a
la volonté / le pari / la nécessité de
ne pas préjuger du contenu de cette parole,
quand bien même il touche un sujet aussi éminemment problématique que l’alcool.
Et une manifestation est toujours aussi une opération de visibilité,
l’occasion, non d’être vu à son insu, évité du regard ou pointé du doigt,
mais de se montrer, de s’affirmer, de s'imposer à la vue : d’être, une fois, regardé en face.
Et une manifestation est toujours aussi une montée en puissance,
ce qui, s’agissant de personnes radicalement dépourvues de pouvoirs,
constitue déjà en soi un renversement, tout infime soit-il, de la réalité.
Et une manifestation est toujours aussi une accélération du réel,
comme le mouvement subitement incontrôlable et parfaitement fugitif
d'une « fête ».
Et ce sera la fête le 24 janvier 2010 !
Que vont dire les détracteurs du projet ?
Nul doute que, depuis leur salon confortable et sans jamais descendre sur le terrain ni surtout interroger les principaux intéressés, des bien-pensants bien intentionnés croiront faire œuvre de bienfaisance en récusant le bien-fondé du projet… quitte à aligner au passage procès d’intention, contrevérités grossières et autres insinuations poisseuses.
Et les mots
dont ils auréoleront leurs propos outrés seront suffisamment percutants à leurs oreilles pour les dispenser de les articuler dans un discours construit et argumenté. Rien de tel qu’un esclandre pour s’exempter d’une réflexion.
Parmi les mots qui reviendront le plus souvent (« honte », « infamie », « dégoût », « instrumentalisation », « voyeurisme », « cynisme », « exhibition », etc.), deux méritent une attention particulière. En effet, en donnant dans le pathos pur, en se réfugiant dans l’émotionnel, en tombant dans l’affect, en sacrifiant en fin de compte au sensationnalisme qu’ils prétendent dénoncer, ils contribuent, plus que d’autres, à saper le débat.
1) « Je suis choqué(e) ! » L’exclamation tient de la pudeur offensée et du réquisitoire en bonne et due forme. La protestation offusquée de la personne « choquée » est simultanément une condamnation sans appel de l’auteur présumé du choc subi. La force de la personne « choquée » est de ne jamais avoir tort (ni d’être « choquée », ni de condamner le responsable) et de ne jamais devoir s’expliquer, analyser sa réaction, interroger ses présupposés. « Je suis choqué(e), donc j’ai raison de l’être ! » Telle est bien la logique délirante de la personne « choquée », qui, se sentant agressée, se croit spontanément dans le vrai, alors qu’elle n’est que l’otage de son émotion, voire l’objet même de son affliction. « Cette manifestation me choque ! » serait le fin mot de toute l’affaire. Une réaction à chaud, à vif, à fleur de peau, toute superficielle (dans tous les sens du terme) épuiserait ce dont il convient de penser de la question. On croit rêver.
Car le plus « choquant », dont la manifestation proposée par le Collectif n’offre qu’une « représentation orientée », c’est d’abord et surtout, bien entendu, la situation quotidienne des SDF, situation qui, elle, ne fait pas de vague outre mesure, est acceptée avec un mélange de fatalisme bon teint et de désolation embarrassée.
2) « C’est de la provocation ! » Il s’agit certes de provoquer un bousculement des consciences, puisque le thème de la manifestation doit « tirer sa pertinence de son impertinence jamais gratuite, convenue ou facile, toujours délibérée, grinçante, impitoyable, corrosive, en un mot : scandaleuse » (cfr la Charte du Collectif MANIFESTEMENT). Il ne s’agit donc pas de provoquer pour provoquer à tout prix et n’importe quoi. Provocateur, non ! Provocant, oui !
Taxer le Collectif d’« association de provocateurs », c’est confondre sciemment l’effet causé et le but recherché, et donc choisir d’en rester à la surface lisse, convenue, politiquement correcte et finalement confortable des réactions épidermiques.
Derrière l’accusation de « provocation » se cache toujours une allergie irréfléchie à la conflictualité constitutive de la réalité sociale et des combats qui s’y trament, même au nom de la « cohésion sociale ».
Quant aux manifestants SDF, comment leur reprocher sans rougir de faire (éventuellement) de la « provocation », de narguer l’ordre établi, de braver le système ou de faire un pied de nez à la « tolérance zéro » ambiante ? Le latin provocatio signifiait à la fois défi et appel…
En dénonçant un outrage aux bonnes mœurs sociales, politiques et / ou artistiques (car la manifestation est aussi une performance artistique faisant des manifestants d’éphémères mais authentiques performeurs…), les détracteurs jouent donc les effarouchés pour mieux éluder la question posée par la manifestation.
Car le vrai scandale est que des gens réputés « nécessiteux » se mobilisent pour ce qui est estimé leur être souvent nuisible, et en tout cas jamais « nécessaire ». Le vrai scandale est que des gens clairement dans le besoin poussent un cri qui ne soit pas un appel à l’aide, mais à l’existence. Le vrai scandale est qu’une « victime » ne se positionne pas comme telle. Le vrai scandale est que l’exercice bien séant de la pitié soit bousculé par ceux-là mêmes qui en sont la cible. Le vrai scandale est que s’exhibent ceux-là mêmes dont on veut de plus en plus « nettoyer » la ville. Le vrai scandale est qu’une manifestation de SDF fasse peur.
Que répondre aux détracteurs ?
Deux choses.
1. Ils parlent toujours, quand ils s’opposent au projet, des SDF en termes généraux, alors que le projet s’adresse à chaque SDF en particulier. Les SDF manifestants, comme les manifestants de n'importe quelle autre manifestation, seront présents en leur nom propre, et leur motivation ultime (comme celle des manifestants de n’importe quelle autre manifestation) sera peut-être, pour certains, à mille lieues du thème officiel de la manifestation. Comment savoir ? L’âme humaine est insondable.
2. Il ressort de la condamnation des détracteurs du projet 8 lois anthropologiques édifiantes.
Loi n° 1 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour être convaincu de savoir ce qu’il ressent. L’arrogance infatuée des bons sentiments est telle que se voit évacuée d’un revers de main la complexité de la nature humaine et de la situation psycho-économique des SDF en particulier. Le scandale est tel que tout devient limpide, comme par enchantement.
Exemple : « Quelle honte sera la leur, d’étaler ainsi leur déchéance sur la voie publique devant les caméras ! »
Loi n° 2 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour être convaincu de savoir ce qui peut le tirer d’affaire. On n’imagine pas à quel point les détracteurs détiennent les clés du problème.
Exemple : « La manif ne va jamais leur apporter le bonheur ! »
Loi n° 3 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour être convaincu de savoir ce dont il est, ou non, capable. Comme si le rétrécissement drastique des conditions matérielles d’existence s’accompagnait automatiquement d’une altération des facultés intellectuelles.
Exemple : « Puisque les SDF ne peuvent pas prendre de distance par rapport à leur condition, la manifestation ne sera qu’un simulacre de manifestation ! »
Loi n° 4 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour décréter dérisoire ce qui ne contribue pas exclusivement à le tirer d’affaire. Que les SDF prennent part avec plaisir à un événement qui ne résoudra en rien la précarité de leur situation a de quoi faire grincer des dents. Comme si souffrir et jouir étaient antinomiques. Ou inacceptable, immoral, dangereux, criminel, affolant… ?
Exemple : « Ce n’est pas en manifestant pour une baisse du prix de l’alcool que les SDF vont retrouver un toit ! »
Loi n° 5 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour décréter diabolique toute initiative à son égard qui ne contribue pas exclusivement à le tirer d’affaire. Que la manifestation n’entende pas d’abord venir matériellement en aide aux SDF, c’est-à-dire que le Collectif n’ait pas de visée proprement charitable à leur égard, fait problème. Comme s’il était impensable, ou inconvenant, de faire autre chose que de les « aider ».
Exemple : « Vous n'avez pas le droit ! »
Loi n° 6 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour mettre en doute sa liberté d’expression. La présomption d’autonomie de la volonté ne s’applique pas à tout le monde, alors que les cas dits de « dépersonnalisation » ou d’« exil de soi » ne concernent que les SDF hautement « désocialisés », qui sont minoritaires.
Exemple : « Ce n’est pas parce que tel SDF prétend manifester de son propre chef qu’il n’est pas par ailleurs manipulé, utilisé ou instrumentalisé par le Collectif MANIFESTEMENT à l’initiative du projet ! »
Loi n° 7 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour ne plus voir en lui un individu détenteur de droits et libre de les exercer. Il semble inconcevable qu’une manifestation de SDF soit ni plus ni moins un exercice de leur liberté d’action, de rassemblement, d’expression, d’opinion, de revendication.
Exemple : « Voir dans cette manif une quelconque ’’prise de parole’’ des SDF tient de la fumisterie ! »
Loi n° 8 : Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour sacraliser sa misère. Ce qui transpire en effet, ultimement, des jérémiades effarées des détracteurs n’est rien d’autre qu’une fascination perverse et inavouable pour la misère et la détresse absolues, c’est-à-dire un amour tordu et maladif de la mort. Lorsqu’on reproche au Collectif MANIFESTEMENT de manquer de « respect » envers les SDF en les « prostituant » (sic !), on l’accuse en réalité de souiller la pureté de leur misère, d’attenter à la perfection de leur détresse, d’aliéner leur essence désespérée, d’altérer leur valeur d’icône.
Exemple : « Comment osez-vous ? »
Le Collectif MANIFESTEMENT ne peut ici que souscrire à ces mots de Patrick Declerck, auteur de l’incontournable Les Naufragés : « Philosophiquement, l’idéalisation de la pauvreté n’est, pour moi (à la suite de Nietzsche), qu’un symptôme de plus du ressentiment du christianisme vis-à-vis de la vie et du plaisir. » Et Patrick Declerck a beaucoup d’autres raisons de soutenir l’initiative de la manifestation.
La « jouissance morbide », la « catastrophe éthique » et la « pornographie sensationnaliste » ne sont donc pas du côté que l’on croit de prime abord. Et les réactions indignées à ce projet de manifestation ont leur part scandaleuse : un paternalisme radical déguisé en vertu, toujours sournoisement répressif (voire ouvertement policier), et qui revient en tout cas à museler les SDF. Car il suffit de les approcher pour s’apercevoir que les SDF sont d’abord des personnes à part entière, puis des personnes dans une merde matérielle indescriptible, et, parfois, des personnes mentalement déséquilibrées.
Mais ce n'est pas une initiative des SDF eux-mêmes !
Et alors ? Au moment où la magie collective, poétique et politique opère, c’est-à-dire au moment où, pendant la manifestation, il apparaît que quelque chose d’énorme a lieu, à ce moment-là et celui-là seul compte ici, la question de l’identité des initiateurs est sans objet.
Mais que viendraient faire des non-SDF dans une manifestation de SDF ?
Les non-SDF ne viennent pas au zoo : ils sont là pour exprimer leur solidarité. Sinon, qu’ils restent chez eux.
Mais tous les professionnels de l’assistance ne soutiennent pas l’initiative, loin s’en faut !
Comme quoi aucun secteur n’échappe à la logique de la « chasse gardée ». Si d’aucuns voient leur sphère d’influence empiétée ou leur « autorité d’expert » remise en cause, d’autres saisissent une formidable occasion de collaboration momentanée entre des univers a priori étrangers l’un à l’autre, l’art et l’assistance.
Car si l’approche psycho-sociale des associations du terrain de l’action sociale, qui s’inscrit dans la durée, s’oppose à l’approche artistico-politique du Collectif MANIFESTEMENT, qui travaille à la création d’un événement ponctuel, un point de rencontre et de synergie est possible autour de « la prise de parole des SDF », pierre angulaire du projet de manifestation.
Mais il ne suffit pas de donner la parole aux SDF pour qu’ils la prennent, et l’« expertise » des acteurs et associations du terrain de l’action sociale est ici déterminante, au-delà de leur possibilité de relayer l’annonce de la manifestation à l’intérieur de leur structure.
Mais les professionnels de l’assistance ont des arguments à opposer !
Et le pire de ces arguments revient à enfermer (théoriquement et pratiquement) les SDF dans leur condition sous prétexte de leur épargner l'inévitable « violence institutionnelle » dont ces professionnels ont pris douloureusement conscience dans leur examen autocritique. Une chose est d'essayer de ne pas formater le « schéma de sortie de crise » de chaque SDF, une autre est, sous couvert de le « protéger », de le soustraire à la possibilité d'une joyeuse revendication corporatiste et dérangeante, une fois, une heure durant, un jour de janvier 2010, de la gare du Midi à la place Rouppe.
En un sens, cette manifestation est ce que ces institutions, se méfiant trop d'elles-mêmes, ne pourront jamais s'offrir le luxe d'organiser. Certaines, heureusement, ne vivent pas dans la culpabilité l'aide fantastique qu'elles proposent aux SDF, et ne voient pas d'un mauvais oeil cette bousculante prise de parole publique proposée aux SDF.
Mais les professionnels de l’assistance n'ont pas attendu le Collectif MANIFESTEMENT pour multiplier les "espaces de parole" à destination des SDF !
Et la manifestation proposée s’inscrit dans le sillage de cette fantastique révolution, dont on ne peut que se féliciter et que le Collectif veut seulement délocaliser, en tentant de ne pas confiner cette parole dans un espace privé qui lui serait réservé d’avance, mais en l’ouvrant, en l’exposant à cet espace absolument public, autrement « risqué » et d’emblée politique qu’est la rue… que les SDF habitent si silencieusement...
Manifester, c’est pousser la parole (dans la sphère privée) jusqu’au cri (dans la sphère publique). Car il ne faut pas oublier la mise en garde de Jean Peeters, secrétaire du Front Commun SDF : « Le dialogue avec les pauvres est le nouvel opium du peuple! », même si le Front ne s'associe pas à la manifestation…
Cette problématique de la « confiscation involontaire de la parole des plus fragiles » est dénoncée depuis longtemps et est aujourd'hui dans l’air du temps, et chaque institution l’aborde à sa manière. La « confiscation », inévitable jusqu'à un certain point, n’est bien sûr jamais érigée en principe!
Notez, parallèlement, que l’art n’a pas non plus attendu le Collectif pour être « poussé au cul par le social », selon la jolie formule de l’artiste Jochen Gerz, lequel, en 2000, donna la parole à 12 SDF dans son intervention L'Anti-Monument - Les Mots de Paris. À voir aussi, par exemple, le travail de Misako Ichimura, Frank Boucher ou de Fabian Hesse, ou les projets Villa des exclus ou Art & you.
Mais le Collectif MANIFESTEMENT ne profite-t-il pas de la fragilité des SDF pour créer un « événement » qui profitera plus à lui qu’à eux ?
Tout le monde profite de tout le monde et la nature humaine est abjecte, l'affaire est entendue. À leur décharge, les membres du Collectif, eux, ne surfent pas sur la détresse des SDF pour gagner leur vie... Mais trêve de moralisme de bas étage.
Mais tout cela ne se résumera-t-il pas à un spectacle de plus, d’un goût douteux, dans la société du même nom ?
Tout est aujourd’hui spectacle et la réalité a disparu depuis longtemps, l'affaire est entendue. En revanche, la frontière entre le « bon » et le « mauvais » goût, elle, est l’enjeu d’une guerre philosophique et politique tout à fait réelle. Comme est réelle la question : les SDF saisiront-ils l’occasion qui leur est offerte de manifester contre l’alcool trop cher ? Réponse le 24 janvier 2010.
Mais tous les SDF ne sont pas consommateurs d’alcool !
Cela va sans dire : les SDF constituent une population extrêmement hétérogène. Et les SDF sobres se joindront peut-être, par solidarité, à la manifestation.
Mais comment nier les ravages sanitaires désastreux, souvent mortels à terme, de l'alcoolisme ?
Il n’est pas question ici de les nier. Bien au contraire. L’alcool est simplement un fait, par ailleurs explicable.
Mais pourquoi encourager l’alcoolisme ?
Loin de nous l’idée d’encourager l’alcoolisme. La demande d’alcool est d’ailleurs assez insensible au prix. Si le prix de l’alcool baisse, c’est peut-être la consommation d’autres biens qui va augmenter... Nous renvoyons à l'analyse éclairante de la question "SDF et alcoolisme" faite par l'asbl bruxelloise Diogènes.
Mais pourquoi prendre le risque de stigmatiser un peu plus les SDF en tant que grands consommateurs d’alcools et autres « drogues » ?
Le cliché est là, déjà bien ancré dans les esprits, et le risque est donc mineur. Mais nous voulons justement rebondir sur le cliché, et exorciser la honte ou le dégoût de soi. Le pari est que l’effet « Êtes-vous prêts à entendre notre voix ? » l’emportera sur l’effet « Continuez de penser que nous sommes tous alcooliques ! ». Mais chacun entendra aussi ce qu’il veut bien entendre.
Mais le Collectif ne va quand même pas distribuer de l’alcool aux SDF manifestants ?
Pendant la manifestation, peut-être pas, mais après la dislocation, bien sûr que si. C'est la moindre des choses. Et une question de cohérence. Et le cœur du sujet. Et une manifestation, on l‘a dit, est aussi toujours une « fête ». Et les non-SDF venus exprimer le 24 janvier leur solidarité avec les SDF boiront aussi.
Et de l’argent ?
C’est la même question (et le même tabou), et la réponse est identique, pourvu que le Collectif obtienne un financement, c’est-à-dire, très concrètement, pourvu que le projet obtienne la labellisation « 2010 : Année européenne de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale ». De toute manière, les non-SDF seront très fermement invités à mettre la main au portefeuille… C’est, ici encore, la moindre des choses. Que les SDF, au moins ce jour-là, ne fassent pas la manche !
Mais pourquoi pas, plus simplement, une manifestation en faveur de logements ou de loyers moins chers pour les SDF ?
Ce serait plus simple, incontestablement, mais le Collectif MANIFESTEMENT ne serait plus dans son rôle, qui est de problématiser les représentations spontanées, de chambouler les schémas de pensée tout faits, d’infléchir les réflexes mentaux conditionnés. Rien de tel, de ce point de vue, que la problématique de l’alcool, largement taboue, qui fâche, consterne et désempare à la fois, bref qui fait mal.
Les membres du Collectif ne sont pas des travailleurs sociaux et n’ont pas l’indécence de prétendre, même ponctuellement, endosser cette casquette, de quelque manière que ce soit. Le Collectif ne cherche pas à s’inscrire dans l’écheveau des « compétences » (par exemple bruxelloises) par rapport aux SDF. Le Collectif croit seulement que son « incompétence » déclarée aggrave la pertinence de son action.
Pour répondre autrement à la même question : la manifestation « pour une baisse du prix de l’alcool » ne s’oppose pas du tout à une manifestation « pour des logements moins chers », mais elle pousse la logique qui y est à l’œuvre jusqu’au bout. L’immense travail de préparation de la manifestation « pour une baisse du prix de l’alcool » ne tend qu’à atteindre cette « extrémité ». En ce sens, et en ce sens seulement, les membres du Collectif peuvent être traités de « bande d’extrémistes jusqu'au-boutistes »... C’est pour ça que, sur l’affiche de la manifestation, « les SDF descendent dans la rue » est en beaucoup plus grands caractères que « pour exiger une baisse du prix de l’alcool ! ».
Que veut le Collectif MANIFESTEMENT, très concrètement ?
Voir (c’est-à-dire montrer) jusqu’où il est possible, ou non, de secourir sans redresser. Ou d’écouter sans condamner.
Et si ce n’est pas possible ?
Que celui-là qui affirme que c’est impossible organise une contre-manifestation !