Jacques Rancière (1940- ---)
philosophe français

Extrait de La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p.106 :

« L’intelligence collective produite par un système de domination n’est jamais que l’intelligence de ce système. La société inégale ne porte dans son flanc aucune société égale. »

 

D'où se déduit le slogan suivant :

Il faudra toujours se battre
pour une autre démocratie !

Idem, (chapitre "De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle"), p.11 :

« La démocratie se lève au Moyen Orient : sous ce titre, un journal qui porte le flambeau du libéralisme économique [The Economist, 5/11 mars 2005] célébrait, il y a quelques mois, le succès des élections en Irak et les manifestations anti-syriennes de Beyrouth1. Cette éloge de la démocratie victorieuse s'accompagnait seulement de commentaires qui précisaient la nature et les limites de cette démocratie. Elle triomphait, nous expliquait-on d'abord, malgré les protestations de ces idéalistes pour qui la démocratie est le gouvernement du peuple par-lui même et ne peut donc lui être amenée de l'extérieur par la force des armes. Elle triomphait donc si on savait la considérer d'un point de vue réaliste, en séparant ses bienfaits pratiques de l'utopie de gouvernement du peuple par lui-même. Mais la leçon donnée aux idéalistes engageait aussi à être réaliste jusqu'au bout. La démocratie triomphait, mais il fallait savoir tout ce que son triomphe signifiait: apporter la démocratie à un autre peuple n'est pas seulement lui apporter les bienfaits de l'Etat constitutionnels, des élections et de la presse libre. C'est aussi lui apporter la pagaille. »

Idem, (chapitre "Démocratie, république, représentation") :

« Le scandale démocratique consiste simplement à révéler ceci: il n'y aura jamais, sous le nom de politique, un principe un de la communauté, légitimant l'action des gouvernants à partir des lois inhérentes au rassemblement des communautés humaines. Rousseau a raison de dénoncer le cercle vicieux de Hobbes qui prétend prouver l'insociabilité naturelle des hommes en arguant des intrigues de cour et de la médisance des salons. Mais en décrivant la nature d'après la société, Hobbes montrait aussi qu'il est vain de chercher l'origine de la communauté politique dans quelque vertu innée de sociabilité. Si la recherche de l'origine mélange volontiers l'avant et l'après, c'est qu'elle arrive toujours après coup. La philosophie qui cherche le principe du bon gouvernement ou les raisons pour lesquelles les hommes se donnent des gouvernements vient après coup. La philosophie qui cherche le principe du bon gouvernement ou les raisons pour lesquelles les hommes se donnent des gouvernements vient après la démocratie qui vient elle-même après, en interrompant la logique sans âge selon laquelle les communautés sont gouvernées par ceux qui ont titre à exercer leur autorité sur ceux qui sont prédisposés à la subir.

Le mot de démocratie alors ne désigne proprement ni une forme de société ni une forme de gouvernement. La « société démocratique » n'est jamais qu'une peinture de fantaisie, destinée a soutenir tel ou tel principe du bon gouvernement. Les sociétés, aujourd'hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies. Et il n'y a pas proprement parler du gouvernement démocratique. Les gouvernements s'exercent toujours de la minorité sur la majorité. Le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique à la société inégalitaire comme au gouvernement oligarchique. Il est ce qui écarte le gouvernement de lui-même en écartant la société d'elle-même. Il est donc aussi bien ce qui sépare l'exercice du gouvernement de la représentation de la société.

On simplifie volontiers la question en la ramenant à l'opposition entre démocratie directe et démocratie représentative. On peut alors simplement faire jouer la différence des temps et l'opposition de la réalité à l'utopie. La démocratie directe, dit-on, était bonne pour les cités grecques anciennes ou les cantons suisses du Moyen Age ou toute la population des hommes libres pouvait tenir sur une seule place. A nos vastes nations et à nos sociétés modernes, seule convient la démocratie représentative. L'argument n'est pas si probant qu'il le voudrait. Au début du XIX siècle, les représentants français ne voyaient pas de difficulté à rassembler au chef-lieu du canton la totalité des électeurs. Il suffisait pour cela que les électeurs fussent peu nombreux, ce qui s'obtenait aisément en resservant le droit d'élire les représentants aux meilleurs de la nation, c'est-à-dire à ceux qui pouvaient payer un cens de trois cent francs. « L'élection directe, disait alors Benjamin Constant, constitue le seul vrai gouvernement représentatif » (1)

Et Hannah Arendt pouvait encore en 1963 voir dans la forme révolutionnaire des conseils le véritable pouvoir du peuple, ou se constituait la seule élite politique effective, l'élite autosélectionnée sur le terrain de ceux qui éprouvent leur bonheur à se soucier de la chose publique.(2)

Autrement dit, la représentation n'a jamais été un système inventé pour pailler l'accroissement des populations. Elle n'est pas une forme d'adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s'occuper des affaires communes. Dans l'histoire de la représentation ce sont toujours d'abord des états, des ordres, des possessions qui sont représentés, soit qu'ils soient considères comme donnant titre à exercer le pouvoir, soit qu'un pouvoir souverain leur donne à l'occasion une voix consultative. Et l'élection n'est pas davantage en soi une forme démocratique par laquelle le peuple fait entendre sa voix. Elle est à l'origine l'expression d'un consentement qu'un pouvoir supérieur demande et qui n'est vraiment tel qu'a être unanime.(3) L 'évidence qui assimile la démocratie à la forme du gouvernement représentatif, issu de l'élection, est toute récente dans l'histoire. La représentation est dans son origine l'exact opposé de la démocratie. Nul ne l'ignore au temps des révolutions américaine et française. Les Pères fondateurs et nombre de leurs émules français y voient justement le moyen pour l'élite d'exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu'elle est obligée de lui reconnaitre mais il ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement.(4) Les disciples de Rousseau, de leur coté, ne l'admettent qu'au prix de récuser ce que le mot signifie, soit la représentation des intérêts particuliers. La volonté générale ne se divise pas et les députés ne représentent que la nation en général. La « démocratie représentative » peut sembler aujourd'hui un pléonasme. Mais elle a d'abord été un oxymore.

Cela ne veut pas dire qu'il faille opposer les vertus de la démocratie directe aux médiations et aux détournements de la représentation, ou en appeler des apparences mensongères de la démocratie formelle à l'effectivité d'une démocratie réelle. Il est aussi faux d'identifier démocratie et représentation que de faire de l'une la réfutation de l'autre. Ce que démocratie veut dire est précisément ceci: les formes juridico-politiques des constitutions et des lois étatiques ne reposent jamais sur une seule et même logique. Ce qu'on appelle « démocratie représentative » et qu'il est plus exact d'appeler système parlementaire ou, comme Raymond Aron, « régime constitutionnel pluraliste », est une forme mixte: une forme de fonctionnement de l'Etat, initialement fondée sur le privilège des élites« naturelles » et détournée peu à peu de sa fonction par les luttes démocratiques. L'histoire sanglante des luttes pour la reforme électorale en Grande-Bretagne en est sans doute le meilleur témoignage, complaisamment effacé sous l'idylle d'une tradition anglaise de la démocratie « libérale ». Le suffrage universel n'est en rien une conséquence naturelle de la démocratie. La démocratie n'a pas de conséquence naturelle précisément parce que elle est la division de la « nature" », le lien rompu entre propriétés naturelles et formes de gouvernement. Le suffrage universel est une forme mixte, née de l'oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l'oligarchie qui propose ses candidats et quelquefois ses décisions au choix du corps électoral sans jamais pouvoir exclure le risque que le corps électoral se comporte comme une population de tirage au sort.

La démocratie ne s'identifie jamais à une forme juridico-politique. Cela ne veut pas dire qu'elle soit indifférente à leur égard. Cela veut dire que le pouvoir du peuple est toujours en deçà et au-delà de ces formes. En deçà parce que ces formes ne peuvent fonctionner sans se référer en dernière instance à ce pouvoir des incompétences qui fonde et nie le pouvoir des compétents, à cette égalité qui est nécessaire au fonctionnement même de la machine inégalitaire. Au-delà, parce que les formes mêmes qui inscrivent ce pouvoir sont constamment réappropriées, par le jeu même de la machine gouvernementale, dans la logique « naturelle » des titres à gouverner qui est une logique de l'indistinction du public et du privé. Des lors que le lien avec la nature est tranché, que les gouvernements sont obligés de se figurer comme instances de commun de la communauté, séparées de la seule logique des relations d'autorité immanentes à la reproduction du corps social, il existe une sphère publique, qui est une sphère de rencontre et de conflit entre deux logiques opposées de la police et de la politique, du gouvernement naturel des compétences sociales et du gouvernement de n'importe qui. La pratique spontanée de tout gouvernement tend à rétrécir cette sphère publique, à en faire son affaire privée et, pour cela, à rejeter du coté de la vie privée les interventions et les lieux d'intervention des acteurs non-étatiques. La démocratie alors, bien loin d'être la forme de vie des individus voués à leur bonheur privé, est le processus de lutte contre cette privatisation, le processus d'élargissement de cette sphère. Elargir la sphère publique, cela ne veut pas dire, comme le prétend le discours dit libéral, demander l'empiètement croissant de l'Etat sur la société. Cela veut dire lutter contre la répartition du publique et du privé qui assure la double domination de l'oligarchie dans l'Etat et dans la société.

Cet élargissement a signifié historiquement deux choses: faire reconnaitre la qualité d'égaux et de sujets politiques à ceux que la loi étatique rejetait vers la vie privée des êtres inférieurs; faire reconnaitre le caractère public de types d'espaces et de relations qui étaient laissés à la destruction du pouvoir de la richesse. Cela a d'abord signifié les luttes pour inclure au nombre des électeurs et des éligibles tout ceux que la logique policière en excluant naturellement: tous ceux qui n'ont pas de titre à participer à la vie publique, parce qu'ils n'appartiennent pas à la « société », mais seulement à la vie domestique et reproductrice, parce que leur travail appartiennent pas à la société mais seulement à la vie domestique et reproductrice, parce que leur travail appartient à un maître ou à un époux: travailleurs salariés longtemps assimilés à des domestiques dépendant de leurs maitres et incapables d'une volonté propre, femmes soumisses à la volonté de leur époux et commises aux soucis de la famille et de la vie domestique. Cela a signifié aussi les luttes contre la logique naturelle du système électoral, qui fait de la représentation la représentation des intérêts dominants et de l'élection un dispositif destiné au consentement: candidatures officielles, fraudes électorales, monopoles de fait des candidatures. Mais cet élargissement comprend aussi toutes les luttes pour affirmer le caractère public de l'espace, de relations et d'institutions considérés comme privés. Cette dernière lutte a généralement été décrite comme mouvement social, en raison de ses lieux et de ses objets: querelles sur le salaire et les conditions de travail, batailles sur les systèmes de santé et de retraite. Mais cette désignation est ambiguë. Elle présuppose en effet comme donnée une distribution du politique et du social, du public et du privé qui est en réalité un enjeu politique d'égalité ou d'inégalité. La querelle sur les salaires a d'abord été une querelle pour déprivatiser le rapport salarial, pour affirmer qu'il n'était ni la relation d'un maître à un domestique ni un simple contrat passé au cas par cas entre deux individus privés, mais une affaire publique, touchant une collectivité, et relevant en conséquence des formes de l'action collective, de la discussion publique et de la règle législative. Le « droit au travail », revendiqué par les mouvements ouvriers du XIXe siècle signifie d'abord cela: non pas la demande de l'assistance d'un Etat providence à laquelle on a voulu l'assimiler, mais d'abord la constitution du travail comme structure de la vie collective arrachée au seul régné du droit des intérêts privés et imposant des limites au processus naturellement illimité de l'accroissement de la richesse.

Car, dès lors qu'elle est sortie de l'indistinction première, la domination s'exerce à travers une logique de la distribution des sphères qui est elle-même à double ressort. D'un coté, elle prétend séparer le domaine de la chose publique des intérêts privés de la société. A ce titre, elle déclare que, là même où elle est reconnue, l'égalité des « hommes » et des « citoyens » ne concerne que leur rapport à la sphère juridico-politique constituée et que là même où le peuple est souverain, il ne l'est que dans l'action de ses représentants et des gouvernants. Elle opère la distinction du public qui appartient à tous et du privé ou règne la liberté de chacun. Mais cette liberté de chacun est la liberté, c’est-à-dire la domination, de ceux qui détiennent les pouvoirs immanents à la société. Elle est l'empire de la loi d'accroissement de la richesse. Quant à la sphère publique ainsi prétendument purifiée des intérêts privés, elle est aussi bien une sphère publique limitée, privatisée, réservée au jeu des désignations et au monopole de ceux qui les font marcher. Ces deux sphères ne sont séparées en principe que pour mieux être unies sous la loi oligarchique. Les Pères fondateurs américains ou les partisans français du régime censitaire n'ont en effet vu nulle malice à identifier à la figure du propriétaire celle de l'homme public capable de s'élever au-dessus des intérêts mesquins de la vie économique et sociale. Le mouvement démocratique est alors, de fait, un double mouvement de transgression des limites, un mouvement pour étendre l'égalité de l'homme public à d'autres domaines de la vie commune, et en particulier à tous ceux que gouverne l'illimitation capitaliste de la richesse, un mouvement aussi pour réaffirmer l'appartenance à tous et à n'importe qui de cette sphère publique incessamment privatisée.

C'est là qu'a pu jouer la dualité tant commentée de l'homme et du citoyen. Cette dualité a été dénoncée par les critiques, de Burke à Agamben en passant par Marx et Hannah Arendt au nom d'une logique simple: si il faut à la politique deux principes au lieu d'un seul, c'est en raison de quelque vice ou tromperie. L'un des deux doit être illusoire, sinon les deux ensemble. Les droits des hommes sont vides ou tautologiques, disent Burke et Hannah Arendt (…) Ou bien ils sont les droits de l'homme nu. Mais l'homme nu, l'homme sans appartenance à une communauté nationale constituée n'a aucun droit. Les droits de l'homme sont alors les droits vides de ceux qui n'ont aucun droit. Ou bien ils sont les droits des hommes qui appartiennent à une communauté nationale. Ils sont alors simplement les droits des citoyens de cette nation, les droits de ceux qui ont des droits, donc une pure tautologie. Marx à l'inverse, voit dans les droits du citoyen la constitution d'une sphère idéale dont la réalité consiste dans les droits de l'homme, qui n'est pas l'homme nu mais l'homme propriétaire imposant la loi de ses intérêts, la loi de la richesse, sous lemasque du droit égal de tous.

Ces deux positions se rejoignent sur un point essentiel: la volonté, héritée de Platon, de réduire le deux de l'homme et du citoyen au couple de l'illusion et de la réalité, le souci que la politique ait un principe et un seul. Ce que toutes deux refusent, c'est que l'un de la politique n'existe que par le supplément an-archique signifié par le mot démocratie. On accordera bien volontiers à Hannah Arendt que l'homme nu n'a pas de droit qui lui appartienne, qu'il n'est pas un sujet politique. Mais le citoyen des textes constitutionnels n'est pas davantage un sujet politique. Les sujets politiques ne s'identifient justement ni à des « hommes » ou des rassemblements de populations, ni à des identités définies par des textes constitutionnels. Ils se définissent toujours par un intervalle entre des identités, que ces identités soient déterminées par les rapport sociaux ou par les catégories juridiques. Le « citoyen » de club révolutionnaires est celui qui dénie l'opposition constitutionnelle des citoyens actifs (c’est-à-dire capables de payer le cens) et des citoyens passifs. L'ouvrier ou le travailleur comme sujet politique est celui qui se sépare de l'assignation au monde privé, non politique, que ces termes impliquent. Des sujets politiques existent dans l'intervalle entre différents noms de sujets. Homme et citoyen sont de tels noms, des noms du commun dont l'extension et la compréhension sont également litigieuses et qui, pour cette raison, se prêtent à une supplémentation politique, à un exercice qui vérifie à quels sujets ces noms s'appliquent et de quelle puissance ils sont porteurs.

C'est ainsi que la dualité de l'homme et du citoyen a pu servir à la construction de sujets politiques mettant en scène et en cause la double logique de la domination, qui sépare l'homme public de l'individu privé pour mieux assurer, dans les deux sphères, la même domination. Pour que cette dualité cesse de s'identifier à l'opposition de la réalité et de l'illusion, elle doit être à nouveau divisée. L'action politique oppose alors à la logique policière de séparation des sphères un autre usage du même texte juridique, une autre mise en scène de la dualité entre l'homme public et l'homme privé. Elle bouleverse la distribution des termes et des places en jouant l'homme contre le citoyen et le citoyen contre l'homme. Comme nom politique, le citoyen oppose la règle de l'égalité fixée par la loi et par son principe aux inégalités caractérisant les « hommes », c’est-à-dire les individus privés, soumis aux pouvoirs de la naissance et de la richesse. Et à l'inverse, le référence à l’« homme » oppose l'égal capacité de tous à toutes les privatisations de la citoyenneté: celles qui excluent de la citoyenneté telle ou telle partie de la population ou celles qui excluent tel ou tel domaine de la vie collective du règne de l'égalité citoyenne. Chacun de ces termes joue alors politiquement le rôle de l'universel qui s'oppose au particulier. Et l'opposition de la « vie nue » à l'existence politique est elle-même politisable.

C'est ce que montre le célébre syllogisme introduit par Olympe de Gouges dans l'article 10 de sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne: « La femme a le droit de monter sur l'échafaud: elle doit avoir également celui de monter à la Tribune » Ce raisonnement est bizarrement inséré au milieu de l'énoncé d'un droit d'opinion des femmes, calqué sur celui des hommes ( « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même fondamentales(..) pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la loi »). Mais cette bizarrerie même marque bien la torsion du rapport entre vie et citoyenneté qui fonde la revendication d'une appartenance des femmes à la sphère de l'opinion politique. Elles ont été exclues du bénéfice des droits de citoyen, au nom du partage entre le sphère publique et la sphère privée. Appartenant à la vie domestique, donc au monde de la particularité, elles sont étrangères à l'universel de la sphère citoyenne. Olympe de Gouges retourne l'argument en s'appuyant sur la thèse qui fait de la punition le « droit » du coupable: si au pouvoir révolutionnaire peut les y condamner, c'est que leur vie nue elle-même est politique. L'égalité de la sentence de mort révoque l'évidence de la distinction entre vie domestique et vie politique. Les femmes et de citoyennes, un droit identique qui ne s'affirme portant que dans les formes du supplément.

Ce faisant, elles réfutent par le fait la démonstration de Burke ou de Hannah Arendt. Ou bien, disent ceux-ci, les droit de l'homme sont les droits du citoyen, c’est-à-dire les droits de ceux qui ont des droits, ce qui est une tautologie: ou bien les droits du citoyen sont les droits de l'homme. Mais l'homme nu n'ayant pas de droit, ils sont alors les droits de ceux qui n'ont aucun droit, ce qui est une absurdité. Or, dans les pinces supposées de cette tenaille logique, Olympe de Gouges et ses compagnes insèrent une troisièmement possibilité: les « droits de la femme et de la citoyenne » sont les droits de celles qui n'ont pas les droits qu'elles ont et qui ont les droits qu'elles n'ont pas. Elles sont arbitrairement privées des droits que la Déclaration attribue sans distinction aux membres de la nation française et de l'espèce humaine. Mais aussi elles exercent, par leur action, le droit des citoyen(ne)s que la loi leur refuse. Elles démontrent ainsi qu'elles ont bien ces droits qu'on leur dénie. « Avoir » et « n'avoir pas » sont des termes qui se dédoublent. Et la politique est l'opération de ce dédoublement. La jeune femme noire qui, un jour de décembre 1955 à Montgomery (Alabama), décida de rester dans l'autobus à sa place, qui n'était pas la sienne, décida par là même qu'elle avait en tant que citoyenne des Etats-Unis le droit qu'elle n'avait pas en tant qu'habitante d'un Etat qui interdisait cette place à tout individu ayant dans le sang un peu plus de 1/16 de sang « non-caucasien » (5). Et les Noires de Montgomery qui décidèrent, à propos de ce conflit entre une personne privée et une entreprise de transport, le boycott de la compagnie agissaient bien politiquement, en mettant en scène le double rapport de l'exclusion et d'inclusion inscrit dans la dualité de l'être humain et du citoyen. C'est cela qu'implique le processus démocratique: l'action de sujets qui, en travaillant sur l'intervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de l'universel et du particulier.

(1) Cité par Pierre Rosanvallon, Le sacre de citoyen: histoire du suffrage universel en France, Paris. Gallimard, 1992, p. 281.
(2) Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, coll « Tel », 1985, P. 414
(3) Là-dessus, voir Rosanvallon, op.cit., et Bernand Manin, Principes du gouvernement représentatif, op.cit.
(4) La démocratie, dit John Adams, ne signifie rien d'autre que « la notion d'un peuple qui n'a pas de gouvernement du tout » cité par Bertlinde Laniel, Le Mot « democracy » et son histoire aux Etats-Unis de 1780 à 1856, Presse de l'université de Saint-Etienne, 1995, p.65.
(5) Sur les législationss raciales desétatss du Sud, on se reporteraa à Paul Murray ed., States Laws on Race and Color, University of Georgia Press, 1977. A ceux qui brandissent à tout propos l'épouvantail du « communautarsime », cette lecture pourra donner une notion un peu plus précise de ce que la protection d'une identité communautaire, strictement entendue, peut signifier.

 

D'où se déduisent les slogans suivants :

Les représentants du commerce démocratique
prennent la vessie de leur représentation
pour la lanterne de notre démocratie ! 

 

Place aux forts !
Le partage public/privé est l’objet d’un bras de fer
hautement démocratique !

 

Extrait de "Election et raison démocratique" in Le Monde, 22 mars 2007 :

« Il n’y a pas de crise ou de malaise de la démocratie. Il y a et il y aura de plus en plus l’évidence de l’écart entre ce qu’elle signifie et ce à quoi on veut la réduire. »

D'où se déduit le slogan suivant :

Dans la pomme de la démocratie
grossit le ver du malentendu.

 

Extrait de "Il n'y a jamais eu besoin d'expliquer à un travailleur ce qu'est l'exploitation", Philosophie mag, n°10, juin 2007 :

« En quoi la démocratie est-elle un scandale ?

Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l'idée de la capacité de n'importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l'exercice du gouvernement. Ce scandale de l'absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu'il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu'on entend aujourd'hui sur l'individualisme consumériste n'est que l'habillage contemporain de la critique première de la démocratie.

Pourquoi cette haine de la démocratie revient-elle précisément aujourd'hui ?

La fin du soviétisme a été décisive. Tant qu'on pouvait identifier l'ennemi totalitaire, on pouvait nourrir une vision consensuelle de la démocratie comme l'unité d'un système constitutionnel, du libre marché et des valeurs de liberté individuelle. Les oligarchies étatiques et financières pouvaient identifier leur pouvoir à la gestion de cette unité. Après l'effondrement soviétique, l'écart est vite apparu entre les exigences d'un pouvoir oligarchique mondialisé et l'idée du pouvoir de n'importe qui. Mais, en même temps, la critique marxiste sans emploi a trouvé à se recycler en critique de la démocratie. Des auteurs venus du marxisme ont transformé la critique de la marchandise, de la société de consommation et du spectacle, en critique de l'individu démocratique comme consommateur insatiable. Ce qui était auparavant perçu comme la logique de la domination capitaliste est devenu le vice des individus et, à la limite, l'individu démocratique a été déclaré responsable du totalitarisme : Jean-Claude Milner expliquait le génocide comme conséquence de la démocratie, et Alain Finkielkraut, les révoltes des banlieues comme une manifestation de la barbarie consumériste. »

Propos recueillis par Nicolas Truong

 

D'où se déduit le slogan suivant :

Juifs gazés ?
Banlieues pourries ?
Bordels totalitaires ?
Haro sur la démocratie !

 

Extrait d'un entretien de Jacques Rancière à Libération, 15 décembre 2005 :

Qu’est-ce pour vous la démocratie ?

La démocratie n’est ni la forme du gouvernement représentatif ni le type de société fondé sur le libre marché capitaliste. Il faut rendre à ce mot sa puissance de scandale. Il a d’abord été une insulte : la démocratie, pour ceux qui ne la supportent pas, est le gouvernement de la canaille, de la multitude, de ceux qui n’ont pas de titres à gouverner. Pour eux, la nature veut que le gouvernement revienne à ceux qui ont des titres à gouverner : détenteurs de la richesse, garants du rapport à la divinité, grandes familles, savants et experts.
Mais pour qu’il y ait communauté politique, il faut que ces supériorités concurrentes soient ramenées à un niveau d’égalité première entre les « compétents » et les « incompétents ». En ce sens, la démocratie n’est pas une forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique elle-même, qui renvoie toute domination à son illégitimité première. Et son exercice déborde nécessairement les formes institutionnelles de la représentation du peuple.

Y a-t-il une haine de la démocratie en France ?

Un discours de plus en plus virulent d’une partie de la classe intellectuelle dont Alain Finkielkraut offre le condensé - accuse la démocratie de tous les maux. Depuis l’effondrement de l’alternative soviétique, ils se sont mis à opposer la démocratie, vue comme le règne des désirs individuels effrénés, à la république, pensée comme le sens de la vie collective. La démocratie, pour eux, c’est le règne de la consommation et de la déliaison sociale. Ils transforment en apocalypse la vision platonicienne de la démocratie comme monde à l’envers. Jean-Claude Milner l’a même rendue responsable de l’extermination des juifs.
Mais aussi l’adaptation des Etats à un ordre économique mondial implique la constitution de nouvelles castes réunissant gouvernants, hommes d’affaires, financiers, experts. Cette oligarchie tend à considérer les expressions du peuple, y compris dans les formes institutionnelles du vote populaire, comme dangereuses. On voit se séparer deux types de légitimité : l’une, savante, des gouvernants et des experts, l’autre, populaire, de plus en plus contestée et stigmatisée comme « populiste » quand elle va à l’encontre de la logique dominante, comme lors du référendum sur la Constitution européenne.

Vous parlez d’Etat de droit oligarchique, n’était-ce pas déjà le cas de la démocratie athénienne ?

La démocratie athénienne sélectionnait les membres de la communauté, en excluant les femmes, les esclaves, les étrangers. Dans ce cadre, c’est le tirage au sort qui décidait des responsables et non la représentation qui, dans son origine, est un principe oligarchique : la représentation des groupes et intérêts dominants. Chez nous, le schéma est inversé : tout le monde est supposé membre de la communauté, mais le nombre de ceux qui décident est limité. Le fonctionnement du pouvoir fait que les élites dominantes s’autorecrutent et que les décisions échappent à la discussion de la majorité.

Vous placez l’égalité au fondement de la démocratie, pourquoi ?

L’égalité n’est pas un but à atteindre, au sens d’un statut économique ou d’un mode de vie semblable pour tous. Elle est une présupposition de la politique. La démocratie est le pouvoir de n’importe qui, la contingence de toute domination. Ce n’est pas l’idée que le pouvoir doit travailler pour le bien du plus grand nombre mais celle que le plus grand nombre a vocation à s’occuper des affaires communes. L’égalité fondamentale concerne d’abord la capacité de n’importe qui à discuter des affaires de la communauté et à les mettre en ¦œuvre.

Que vous inspire la révolte des banlieues ?

C’est un autre effet du mépris dans lequel est tenue la capacité du plus grand nombre. Il ne s’agit pas d’intégrer des gens qui, pour la plupart, sont Français mais de faire qu’ils soient traités en égaux. Le problème n’est pas de savoir si des gens sont mal traités ou mal dans leur peau. Il est de savoir s’ils sont comptés comme sujets politiques, doués d’une parole commune. Et le sens de la révolte est aussi lié à leur propre capacité à se considérer comme tels. Apparemment ce mouvement de révolte n’a pas trouvé une forme politique, telle que je l’entends, de constitution d’une scène d’interlocution reconnaissant l’ennemi comme faisant partie de la même communauté que vous. La réaction à une situation d’inégalité est une chose. L’égalité, elle, se manifeste politiquement quand les exclus se déclarent comme inclus dans leur manière même de dénoncer l’exclusion. Pour sortir d’un schéma médical de traitement expert des symptômes, il faut que se dégage une forme de subjectivation, traversant toutes les médiations culturelles, sociales, religieuses pour de venir la parole d’un « nous » qui construise une scène matérielle où la parole se fait acte.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Marongiu

 

D'où se déduit le slogan suivant :

Volonté populaire
ou
insanité populiste ?
Les démocrates en diable ne comprennent même pas la question !

 

Extrait de "Le gouvernement réduit la démocratie aux élections", L'Humanité, le 28 octobre 2010 :

Pour le philosophe Jacques Rancière, la situation sociale actuelle appelle une « idée forte de la démocratie », qui transcenderait l’opposition entre la légitimité de la manifestation de rue et celle des pouvoirs institués.

Quelle est votre analyse 
du mouvement social ? 
Ce mouvement porte-t-il, selon vous, au-delà 
de la question des retraites ?

Chaque fois qu’un conflit s’engage sur une question précise, il est en même temps sous-tendu par une question plus large. Quand on réforme les lois sur le travail, la Sécurité sociale, les retraites, la question de ce qu’on va faire se lie à celle de savoir quelle capacité on accorde aux acteurs, à ceux qui sont engagés dans l’action sociale, de réfléchir par eux-mêmes et d’apporter leur contribution à la réflexion sur les grands enjeux, l’avenir d’une société ? Il se passe aujourd’hui la même chose que lors des grandes grèves de 1995 ou des mouvements lycéens et étudiants : on voit grandir le sentiment d’une réforme injuste et, corrélativement, celui de se heurter à un monopole de la discussion et de la décision.

La question des retraites relève-t-elle d’un enjeu de civilisation ?

Les gouvernements et leurs experts la présentent ainsi. Mais la question du rapport entre les générations pose celle de savoir comment répartir aujourd’hui les efforts des uns et des autres. Or nous sommes dans un système où ni les sacrifices ni les biens ne sont répartis justement. Donc, oui, c’est un enjeu de société, mais le premier enjeu, c’est qui décide de la vie des sociétés, de la répartition des efforts et des profits ? À qui est reconnue la capacité de réfléchir et de décider pour tous sur le temps de la vie et sur le rapport du présent au futur ?

Que pensez-vous du recours 
au blocage de lieux stratégiques, notamment de raffineries ?

Il y a deux aspects. D’un côté le blocage d’une entreprise en grève appartient à la logique des conflits sociaux. Mais quand il s’agit d’une entreprise dont le rôle est stratégique dans une économie nationale, la conduite de la grève se lie à un objectif stratégique global : le blocage de l’économie. C’est un thème qu’on étiquette volontiers comme « ultragauche ». À l’occasion de l’affaire de Tarnac, on avait mis en rapport le sabotage avec le thème du blocage de l’économie, avec l’idée qu’il suffirait de contrôler quelques lieux stratégiques pour faire basculer une situation. Dans les blocages, il y a à la fois une légitimité de l’action liée à des objectifs qui nous concernent tous, et le risque, pour ceux qui les pratiquent, d’apparaître comme de purs stratèges, comptant sur le rapport de forces plus que sur l’adhésion populaire. Un blocage est d’autant mieux perçu et accepté qu’il est porté par un large mouvement.

Le gouvernement peut-il toujours se prévaloir d’une légitimité démocratique pour appliquer sa « réforme », alors qu’une majorité de la population la refuse ?

Il faut reposer la question de ce que le terme de démocratie signifie. Pour le gouvernement, la démocratie se réduit aux élections. Il suffirait d’être élu pour avoir une totale légitimité, une exclusivité dans le choix des orientations politiques, sociales, économiques. Cette légitimité, même quand elle n’est pas contestée frontalement, apparaît de plus en plus douteuse. Certaines lois ou réformes ont été retirées parce que la rue s’y opposait. Le problème aujourd’hui, c’est que nous restons dans une sorte de bascule entre deux légitimités qu’on essaie de mesurer par des sondages. Ce qui manque, c’est une idée forte de la démocratie. Il faudrait que nous puissions sortir de cette seule opposition entre la légitimité de la manifestation de rue et celle des pouvoirs institués.

Mais de quel côté sentez-vous poindre une nouvelle idée de la démocratie ? Sa réinvention n’est-elle pas le fait des syndicats et des militants de gauche engagés dans le mouvement social, face aux blocages du pouvoir en place ?

Leur action fait incontestablement partie de cette réinvention souhaitable. Mais, pour moi, le problème, c’est que puisse se constituer ou se reconstituer un mouvement politique qui soit à la fois détaché des échéances électorales, des luttes de pouvoir, et porteur d’un projet d’avenir. On a le sentiment, aujourd’hui, que les syndicats sont un peu les derniers bastions de la résistance au gouvernement. Mais il faudrait aussi que l’action des syndicats soit liée à un projet de société porteur d’une vision radicalement autre de la vie politique, par rapport à celle, court-termiste et électoraliste, qui domine la vie politique officielle.

D'où se déduit le slogan suivant :

Les élections sont la fin dont la démocratie est le moyen.
L’inverse revient au même.

 

 

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