Compte-rendu
de la réunion d’information, de réflexions et d’échange du 15 septembre 2009
avec les acteurs et associations du terrain de l’action sociale à Bruxelles
autour de la manifestation du 24 janvier 2010
organisée par le Collectif MANIFESTEMENT sur le thème :
Les SDF descendent dans la rue
pour exiger une baisse du prix de l’alcool !
Présents :
Claire Mustiere, La Poudrière (Perwez)
Koffi Lawson, éducateur à l’Entraide de Saint-Gilles
Séverine Janssen, BNA-BBOT asbl
Murat Karacaoglu, Directeur du Clos Sainte-Thérèse
Paul Braque, étudiant en sociologie, observateur
Emilie Mendels Flandre, DUNE asbl
Esteban Vasquez, Le Petit Village asbl
Lionel Brocq, observateur
Vanessa Crasset, Serge Goldwicht, Xavier Löwental, Eric Demey, Laurent d’Ursel : Collectif
MANIFESTEMENT
Préambule
Il faut noter que toutes les organisations intéressées ne sont pas forcément présentes autour de la table. Certaines sont preneuses d'informations, demandent à être tenues au courant mais n'ont pas la possibilité de participer à la rencontre, même si elles sont prêtes à véhiculer l'information et le débat. Le Collectif doit aussi aller sur place dans certaines organisation pour ces rencontres. D'autres attendent aussi en quelques sortes de voir comment se positionnent d'autres acteurs du terrain.
Tour de table
La Poudrière n’est pas une communauté d’accueil mais une communauté de vie, où il n’y a pas de travailleurs sociaux professionnels. Parmi les gens qui y vivent, certains ont vécu à la rue mais en général pas très longtemps. La pratique communautaire est assez encadrée.
L’Entraide de Saint-Gilles accueille les SDF et sans-abris en matinée (8h30 à 12h00) pour discuter avec eux, leur offrir ne serait-ce qu’une tasse de café, distribuer des livres, des magazines, proposer un service social. Koffi est présent pour entendre et comprendre les motivations à la base de la manifestation.
BNA-BBNT
Association bilingue bicommunautaire établie au centre de Bruxelles, qui archivage la mémoire sonore de la ville et développe des projets participatifs avec les habitants de Bruxelles autour des notions de témoignage, d’histoire orale et de mémoire. Séverine est là pour collecter des témoignages.
Clos Sainte-Thérèse
Le Clos est un centre de jour pour personnes sans abris. Le Clos fait partie des Maisons d'accueil Îlots.
Murat a parlé du projet au directeur social (CA) qui était fort intéressé. Murat propose donc d’organiser une rencontre avec les directeurs de l’Îlot pour expliquer le projet. Il existe à l’Îlot des « Midi de rencontre » avec des intervenants extérieurs, notamment des directeurs et des travailleurs sociaux extérieurs en contact avec des SDF. Ce pourrait être l’occasion de venir leur expliquer le projet en soi. A l'intérieur de l'Îlot, un des directeurs est administrateur de l'AMA (Association des Maisons d'Accueil, qui regroupe tout le secteur lié aux SDF de Bruxelles).
De par son fonctionnement et son cahier des charges, l'AMA, précise Laurent qui a reçu un courrier, ne peut soutenir le projet comme "partenaire", mais, « convaincue » que le Collectif tend « vers un même but : lutter contre le sans-abrisme », quand bien même « avec sa méthode », laisse ses membres, donc les associations, libres de collaborer ou pas.
Paul Braque, étudiant en sociologie, envisage de consacrer son mémoire au SDF à Bruxelles.
DUNE travaille à la réduction des risques liés à l'usage de drogues et s'occupe d'un comptoir d'échange de seringues. Dune est partenaire de la manifestation. Emilie veut en savoir plus pour pouvoir faire une communication intéressante par rapport au public de son association, c'est-à-dire sur ce qu'il y a derrière le slogan, pas au premier degré.
Esteban Vasquez, Le Petit Village asbl, a travaillé plusieurs années dans le secteur d'aide aux SDF. A travaillé pour Ariane (centre de jour). Travaille à des formules de logement alternatif.
Abandon de l'idée de "partenariat"
Au contact des acteurs du terrain, le Collectif constate que le concept de partenariat (partenaire officiel) est trop fort pour plusieurs associations d'aide au SDF, qui même si elles peuvent sympathiser avec l'initiative, ne peuvent s'y associer officiellement dans la mesure où cela n'est pas lié de façon évidente à leurs missions premières. Or ce que demande le Collectif aux associations est simplement de pouvoir informer sur la manifestation à l’intérieur de leur structure (affiches, flyers, rencontres, etc.). On ne parle donc plus désormais d’association « partenaire » mais plutôt « ouverte au débat et/ ou prête à collaborer ».
La réticence à s'engager semble aussi tenir d'une vague crainte pour sa réputation, ne sachant pas très bien comment sera perçue la manifestation in fine.
Mais le but premier est qu'un maximum de SDF aient l'information et soient présents le jour J. L’implication des associations est moins une fin qu’un moyen.
Le secteur associatif heurté
Murat le souligne, un côté sans doute problématique pour les associations est que le discours porté est ambivalent. Or ce n'est pas évident pour ces acteurs de terrain de recevoir ce discours et de pouvoir intégrer ce type de communication. Pourtant, à reprendre le sous-titre de la manifestation "Peut-on secourir sans redresser" (entendu par Murat comme "comment les mettre debout?"), il y a une complémentarité. Le titre de la manifestation est perçu par les structures d'aide comme une interpellation brutale et une remise en question de leur travail, même si ce n'est pas la volonté première du Collectif. Mais, c’est vrai, la dynamique du travail de longue haleine des structures d'aide aux SDF est différente de celle du Collectif, évidemment, qui travaille à l’organisation d’un événement ponctuel. A cet égard, le lien ancien entre un membre du Collectif avec le concours de Miss SDF discrédite malheureusement pour certains le projet actuel, bien qu’il n’y ait aucune implication du Collectif avec le concours.
Pour Xavier, il y a deux versants à considérer. D'une part, en effet, il y a un message global adressé à l'ensemble de la société, qui est une remise en question du regard porté sur les SDF : oui, beaucoup de SDF boivent, mais non, ils ne sont pas méprisables pour autant. D'autre part, il y a l'adresse aux SDF : le message est aussi que nous pouvons faire des choses ensemble. Peut-être qu'il n'y a pas là matière à travail pour les associations du secteur.
Le thème de l’alcool rebute
De ses contacts avec plusieurs associations, Vanessa conclut le thème de l’alcool peut entrer en contradiction avec leur travail avec les SDF victimes d'assuétude à l'alcool. Mais, ce qui est alors escamoté et qui est pourtant fondamental dans cette proposition de manifestation est qu'il s'agit aussi et avant tout proposer à des SDF, par le biais de ces associations, de prendre la parole en leur nom propre si ils rejoignent le thème quelle qu'en soit la raison (baisse du prix de l'alcool, rigoler un peu ou, plus fondamentalement, « donner de la voix ») : c'est le droit le plus strict des individus que sont les SDF de se l'approprier et de le revendiquer. De la même manière que dans toute manifestation, les personnes réunies n'ont jamais toutes les mêmes arguments. Passer d‘un « appel à l’aide » à un « appel à l’existence », tout le projet de la manifestation est là.
Murat rassure : sans doute aucune association ne prend le thème au premier degré. L'intérêt de ce message c'est qu'il interpelle. Ce que confirme Serge : il y a ici un travail sur l'inconscient collectif, avec ici une étrangeté qui provoque une étincelle mentale en soulignant des clichés, des images toutes faites en forçant le trait et inviter à une rencontre. C'est interpellant pour une certaine morale bien-pensante.
Le thème de la manifestation se veut aussi interpellant pour les SDF, en posant la question du lien entre la dépendance à une aide et l'expression de ses désirs : est-ce que le droit de recevoir de l'aide ne réduit pas mon droit à exprimer mon désir ? Par delà le thème, insiste Laurent, l’essentiel est la possibilité pour les SDF de manifester, d’exister, de se montrer, de « monter en puissance ». Le Collectif n’aurait rien contre une manifestation pour des loyers moins chers, par exemple, mais il veut pousser la logique sous-jacente « jusqu’au bout ».
La parole est-elle celle des SDF ?
Pour Séverine, la question se pose d'un paradoxe à prétendre porter la parole de SDF en leur nom propre alors qu'ils ne sont pas à l'origine de son contenu : elle est déjà écrite quant on leur propose la manifestation. Il n'y a pas beaucoup de liberté à cet endroit et la question se pose d'une instrumentalisation des SDF au profit d'un discours politique assez conceptuel : par la polémique suscitée, on fait parler de soi et c'est l'effet recherché.
Le titre de la manifestation, répond le Collectif, s'il est déjà écrit, n'est pas "fini", il peut évoluer jusqu'à la manifestation et l'on ne saura pas jusqu'au dernier instant ce que diront les SDF manifestants.
On fait la comparaison avec la mobilisation par un syndicat qui mobilise en imposant des mots d'ordre, à la différence que dans un syndicat, il y a une représentativité; il est donc indispensable ici de discuter avec des SDF pour qu'ils s'emparent du thème proposé. Le contact avec les SDF n'a pas commencé pour l'instant. Il faut parler avec eux pour savoir ce que eux en pensent, voire même posent leurs conditions. C'est pour ça aussi qu'il faut un maximum de personnes prêtes à partir à leur rencontre et que le Collectif est preneur des conseils que pourraient donner les acteurs de terrains.
De la même manière que lors de la préparation de la manifestation « Pour le Rattachement de la Belgique au Congo ! » en 2007, le Collectif est allé avec sa proposition à la rencontre des Congolais. La première réaction était aussi de méfiance mais finalement on s'est rencontrés et on s'est retrouvés dans un collectif à faire quelque chose ensemble. En revanche, lors de la manifestation « Non islamisme n'est pas le seul mot qui a mal tourné : y en a plein d’autres ! », on tendait clairement une perche à la communauté musulmane mais elle ne l'a pas saisie. Bref, on ne sait pas aujourd'hui combien il y aura de SDF à la manifestation…
Paternalisme ?
Le fait que l'initiative n'émerge pas du terrain mais d'une association politico-artistique qui allègue la pertinence de la manifestation à partir de la dénonciation du paternalisme ambiant parait tout aussi paternaliste que ce qu'elle dénonce : "faire" des SDF des sujets politiques qui se mettent debout et travailler de manière transversale avec les associations. C'est paradoxal, renchérit Séverine.
Mais le paternalisme que dénonce le Collectif est celui au nom duquel des associations refusent que le Collectif entre en contact avec « ses » SDF, histoire de les protéger. Cela dit, il n’y a pas de preuve opposable à cette accusation récurrente d’ « instrumentalisation » ou de « paternalisme ». Même protester de sa bonne foi ne suffit pas.
Pour Lionel, s'occuper des autres comporte toujours un côté pervers. Dès lors on s'interroge sur les raisons inconscientes pour organiser cette manifestation et ce qu'elle comporte de manipulatoire dans le sens de "se servir des autres pour remplir ses propres objectifs de jouissance". Il s'agit pour chacun de faire son examen de conscience. Toute action de ce genre comporte un côté manipulatoire, le Collectif ne prétend pas pouvoir y échapper entièrement mais répète que, s'il se passe réellement « quelque chose » le jour de la manifestation, il serait très réducteur de parler de manipulation.
Il y a une difficulté technique à recueillir l'avis des SDF et à les mobiliser, souligne Séverine. Les SDF ne sont pas un groupe social comme un autre. Projeter de descendre dans la rue mobilise des compétences, capacités, forces physiques, etc., dont on est dépossédé quand on est dans la rue. Par exemple, discuter et donner son avis sur un thème proposé la veille est techniquement difficile quand on est ivre.
Genèse de l’idée
Comme est née l’idée de cette manifestation ? s’interroge Murat. Il y a un point commun à toutes les manifestations organisées par le Collectif, répond Laurent, c'est qu’en « tirant » le thème choisi « jusqu'au bout », c'est toute la société qui vient avec et qui est interrogée dans ses représentations, fonctionnements et fantasmes. Comme un fil qui se détricote. Par exemple, en l’occurrence, une
victime a-t-elle le droit de faire autre chose que geindre et dire merci ?
Varia
La difficulté pour Koffi, en tant que travailleur social, est de sensibiliser les SDF à la manifestation tout en restant dans sa position d'éducateur. C'est paradoxal de sensibiliser à cette prise de parole dans une manifestation tout en affirmant qu'on ne peut encourager la prise d'alcool. A l'Entraide de Saint-Gilles, les personnes ne peuvent pas boire dans les locaux.
Il y a des lieux stratégiques où rencontrer les SDF, conseille Murat, ce sont les lieux d'accueil d'urgence : le CASU à 20h et Pierre d'Angle vers 20h30, gare centrale le mardi à la distribution de la soupe vers 18h. On peut aussi rencontrer des publics de SDF très différents selon les associations comme au Clos Sainte-Thérèse, vers midi ou vers 16h.
En réponse à une question de Lionel, le Collectif précise que la manifestation n’a pas de but « utilitaire », au sens étroit du terme. C’est la sa force et son originalité. Sa faiblesse aussi : l’idée est difficile à « vendre ».
Par rapport à la visée de la manifestation, insiste Murat, les associations sont globalement d'accord : ne pas prendre les personnes comme objets mais comme sujets détenteurs d'une parole. Mais il pourrait y avoir des effets inattendus.
Concernant le cliché, déjà bien ancré dans tous les esprits, qui associa les SDF et l’alcool, le pari de la manifestation est que le message qui passera sera non pas : "continuez de penser que nous sommes tous alcooliques" mais bien : "êtes-vous prêts à entendre notre voix?". Et il y a bien d'autres personnes qui ne sont pas rangées sous l'étiquette de SDF et qui seraient enchantés de reprendre à leur compte l'exigence de baisse du prix de l'alcool au premier degré. Et pour elles, une manifestation ne poserait aucun problème, ne ferait que gentiment sourire...
Dans la société de la performance obligée et de l’autonomie obligatoire qui est la nôtre, générant exclusion, mépris et humiliation, il n’est pas anodin que des SDF investissent une fois, « debout », le bitume et affirment leur existence, bravant le regard de mépris ou de pitié qui leur est généralement réservé. C’est le but principal de la manifestation.
Et la manifestation sera aussi, surtout après la dislocation une « fête », réunissant SDF et non-SDF !
Esteban s’enthousiasme. Le fait que pour une fois une initiative qui concerne les SDF ne trouve pas son origine dans le secteur de l'aide aux SDF est un facteur de motivation, d'autant plus qu'il ne s'agit pas de ressasser les valeurs socialisantes de ce secteur qui a le monopole du discours et de l'action sociale.
Il y a ici un point de vue original qui sort de l'ordinaire et qui encourage justement parce qu'on peut se dire qu'il y a autre chose qui peut être mis en évidence, un autre espoir qui sort des discours habituels. Indépendamment des effets que ça peut avoir, la démarche même vaut donc la peine. C’est rafraîchissant !
Murat explique que 80 % du secteur d'aide aux SDF est d'origine privée, c'est-à-dire des gens en contact avec cette réalité qui se sont constitués en asbl. Ces associations sont pour une part subsidiées par les pouvoirs publics en réponse à certains critères, mais en dehors de ces critères, elles ont toute autonomie. Le Clos Sainte-Thérèse n'est pas subventionné et est un peu en marge. Le secteur d'accueil de jour n'est pas reconnu et fonctionne essentiellement avec 3/4 de bénévoles issus de la société civile.
Le secteur n'est pas monolithique. On peut parler d'une vision pragmatique et d'une vision utopique qui peuvent entrer en contradiction. Mais il y a une centaine d'associations et autant d'aides et de visions de l'aide. Et il y a aussi une stratification au niveau des SDF et chaque association travaille avec des publics fort différents. Le Clos tient de la vision pragmatique. Actuellement, le secteur est en crise car les associations d'aide sont dépassées par les problématiques de violence, de l'alcool, problèmes psychotiques, la toxicomanie, et aussi l’affluence croissante des demandeurs d’aide sociale. La manifestation n’arrive peut-être pas au meilleur moment, conclut Murat.